15 janvier 2022

La cuisine des Portes de l’enfer

Par In Actus

Brutal ce coup de coeur du 7 janvier ! 2022 est à peine entamée, c’en est presque violent lorsqu’on y songe. À chaque début d’année, je me demande bien quelles rencontres passionnantes, quelles maisons séduisantes, quelles assiettes étonnantes vont m’émouvoir. Je me demande même si, comme en 2020 avec Empreinte à Vannes et Comète à Saint-Lunaire et en 2021 avec L’Auberge Sauvage à Servon, j’aurai la chance d’avoir un vrai coup de coeur ? À peine le temps d’y penser que le 7 janvier pointe le bout de son nez. La claque arrive à l’heure du déjeuner, dans un environnement qui, évidemment, n’y est pas étranger. 

Le papier, prévu pour le numéro de printemps de Bretons en Cuisine, me conduit ce vendredi vers le Finistère. Lorsque j’ai le temps, j’opte pour la route du centre. C’est le cas. Deux heures plus tard, en débouchant dans la cuvette du Yeun Elez, les fameuses « portes de l’enfer », embrassant d’un regard les Monts d’Arrée au sortir de La Feuillée, je gare la voiture sur le bas-côté prendre quelques images à la volée. Le col de la deck-jacket bien relevé, heureux de me retrouver, dès ce début d’année, à ressentir pleinement le froid breton et respirer la lande. Comme nous disait ma mère dans les Pyrénées : « Les enfants, remplissez vos poumons d’air frais ! » Planté là, au coeur de cet Himalaya Breton cher à Nicolas Legendre, je m’enivre, suivant à la lettre le vieux conseil maternel. Plus loin, au moment de contourner par le nord la colline Saint-Michel de Brasparts, je m’arrête de nouveau pour observer la chapelle en contre-jour. Illuminant la bâtisse faite de granit, de moellon et d’ardoises, quelques rais transpercent les nuages noirs jouant des coudes pour rincer plus loin une terre déjà détrempée. Cette image aux accents divins au pays de l’Ankou finira sur Instagram, certainement moins « likée » qu’une photo de recette…

La dernière fois que j’ai foulé ces terres finistériennes, c’était encore à l’occasion d’un reportage Bretons en Cuisine. Un reportage mémorable (à paraître en mars prochain) sur Sylvain et Myriam Le Treust, éleveurs d’un troupeau de Black-Angus… et passionnés de western. Autour d’un barbecue de saucisses de boeuf, ils m’avaient présenté les trois nouveaux tenanciers de l’Auberge du Menez à Saint-Rivoal, situé en contre-bas de leur Black Angus Farm. Trois voisins passionnés de cuisine et de bons produits, issus de l’univers du bistrot brestois. Florian Gat, de Ripailles à Brest, avait d’ailleurs été le premier à m’avertir par un petit message : « Il y a un beau projet qui s’ouvre à Saint-Rivoal… » Après les avoir écoutés, je m’étais promis de passer les voir et goûter leur cuisine. Je devinais une bonne nouvelle pour la gastronomie bretonne.

Saint-Rivoal, sa mairie, son écomusée, son école, son cimetière et, pour ce qui nous importe, son épicerie et son auberge. C’est tout, mais précieux. Midi. Sur le parking à cette heure-là, il n’y a que deux choix pour les rares personnes qui se croisent : aller chercher ses enfants à l’école ou pousser la porte de l’auberge. Je laisse la maîtresse à la maman masquée que je croise, pour m’engouffrer dans l’Auberge du Menez, à la rencontre des trois aubergistes : Josef Drigé, Manuel Penas Galego et Anthony Guerrini. Les deux premiers, à l’origine du projet, en cuisine et le troisième en salle. 

Manuel Penas Galego, Anthony Guerrini et Josef Drigé (de gauche à droite)

Sur la gauche en entrant, un poêle fermé réchauffe les murs épais aux pierres apparentes. On sent le coin bar où l’on partagerait bien, un soir d’hiver, une bière Breskin ou Duzmé avec les locaux, histoire d’en apprendre plus sur ce mystérieux pays. Sur la gauche, la salle du restaurant années 80 s’est refait une petite beauté. Et même si on remarque quelques touches personnelles de déco, on sent bien que nos gaillards n’ont pas cherché à créer un énième concept de restaurant naturel au coeur des Monts d’Arrée. Leur énergie, ils la mettent dans l’assiette. Dans la cuisine plutôt et dans la recherche de techniques « afin de nous adapter et de coller à notre terroir. » C’est passionnant vous allez voir.… Ils m’en avaient déjà entretenu en août dernier autour du BBQ. Mais là, en repérant des mots sur l’ardoise avant de m’attabler, je prends réellement la mesure de leur démarche, qui m’apparaîtra plus évidente encore en refermant la porte de l’auberge : aïoli à la mûre, garum, crème de foie d’agneau, huile fumée, chicorée au feu de bois, choux au saindoux, carottes lacto-fermentées… 

« Nous ne proposons pas une cuisine compliquée, assure Manuel Penas Galego passé, comme son acolyte Josef Drigé, par Le Globulle Rouge et le Beaj Kafé à Brest. Une cuisine recherchée oui, mais pas compliquée. Ici nous sommes contraints par notre environnement et, pour le coup, cela nous fait davantage réfléchir sur la cuisine. Peut-être que l’on découvre de nouvelles choses, de nouveaux goûts en travaillant à l’extrême les produits qui nous entourent. En faisant appel à la lacto-fermentation, au fumage, au séchage… » Pas d’huile d’olive par exemple, mais des huiles aromatisées pour donner du goût et relever les plats. « Et parallèlement, ajoute Josef, nous voulons marquer notre cuisine avec des goûts et des types de cuissons spécifiques : le malt, le lactosérum, le feu de bois… » Tout à notre discussion en cuisine après le service, Josef me contraint à un délicieux rembobinage : «  Le morceau de cochon que tu as mangé ce midi par exemple, on l’a mis entier dans le kamado pour le griller à la flamme dans un premier temps, avant de le monter d’un cran et de le cuire à couvert. Un vrai fumage à chaud avec du bois de pommier. » Et un vrai délice aussi, d’autant qu’il était parfaitement accompagné d’une purée de patate douce-butternut-carotte montée au beurre, de chou au saindoux, d’un mirepoix de carottes lacto-fermentées et enfin, « d’échalotes confites dans du lactoserum de vache. » Pardon ? « On fait réduire 10 litres de lactosérum de vache pour en obtenir 3 litres. Il va caraméliser doucement et cela va nous donner un mélange acide sucré intéressant. » Sur une autre recette, c’est la chicorée qu’ils tourneboulent. Elle aussi passe à la flamme : « La chicorée est grillée pour avoir un goût différent. On la roule, on la badigeonne de shio-koji maison, on colle les feuilles, on les ficelle et, pendant le service, on la saisit à la flamme en la badigeonnant d’un mélange de beurre, vinaigre, ail et miel. » Avec un chimichuri et une purée de pommes de terre, cette chicorée titille dans l’assiette une pièce de Black Angus, autre produit marqueur de cette cuisine arréenne du Menez. Ces mêmes vaches, de la Black Angus Farm, qui pâturent dans les landes à deux petits kilomètres plus à l’Est. Le Western comme l’a si magnifiquement et mystérieusement photographié Stéphane Lavoué. 

C’est assez peu souvent le cas, mais ici, l’arrière cuisine renferme un trésor. Une cave de maturation où rayonnent non seulement les blocs de sel de l’Himalaya (décidément…), mais surtout les morceaux d’une bête entière, abattue il y a deux semaines, rassie une semaine avant d’être découpée à l’auberge par le boucher des producteurs des Monts d’Arrée. « C’est la deuxième bête que l’on reçoit. » De la première, il reste encore les tomahawk maturés deux mois, « amaigris » mais puissamment concentrés. « On perd plus de 20% du poids du morceau en maturation prolongée, » explique Josef qui, avec Manuel, vont bientôt expérimenter la maturation sur graisse. « Tout ce travail nous permet d’avoir une bonne collaboration avec le producteur, de travailler les concentrations de goûts et évidemment de proposer différents morceaux à la clientèle… Ce midi, il y avait quatre parties de boeuf différentes dans le menu : poitrine de boeuf, onglet, merlan et filet. » Avec notamment ce crudo (découpe espagnole d’une viande proposée crue), parsemé de jaune d’oeuf séché et relevé d’un garum et de mayonnaise pimentée.  

La même logique puriste s’applique aux cochons, élevés à Plougonven près de Morlaix et arrivés dans l’auberge en demi-carcasses. Les deux jeunes cuisiniers s’appliquent alors à en tirer le meilleur profit, découpant ici des morceaux à cuisiner, réservant là des pièces pour les rillettes, les terrines, les jambons, les greniers médocains, etc. Sans oublier le saindoux maison.

Il ne reste plus qu’une table qui s’éternise en salle. Je laisse Josef et Manuel ranger la cuisine et en profite pour traîner dans l’Auberge. Anthony Gerrini lance les derniers cafés. Je jette un oeil aux bouteilles de vin alignées sur quelques étagères. Sage, je me suis contenté d’eau ce midi. Dommage car c’est du nature de bonne facture, conseillé par Franck Gloanec de Goûts de Luxe ou Kenneth Flipo de Sain Bio Ose, que l’on boit ici. J’aime ces maison alignées où l’éthique de l’assiette répond à celle des flacons. J’aime ces jeunes passionnés, impliqués, respectueux de leur environnement et des hommes qui le façonne. Comme ils me le racontaient, ils ont consacré deux mois à rencontrer physiquement tous leurs 28 producteurs, découvrir leurs fermes et leurs productions. 

Dehors il pleut. Derrière l’Auberge, la grange, encore encombrée, devrait accueillir des spectacles culturels cet été. Plus loin encore quelques maisons, des champs, de la lande… Repartant vers Rennes en fin d’après-midi, je m’arrête de nouveau, plus longuement. J’emprunte à pied un chemin montant vers la chapelle. Pour m’isoler du monde une petite heure, penser aux affûts de Munier et de Tesson, caresser la lande fauve, me dire « quelques minutes encore… » et savourer ce moment passé à l’Auberge du Menez.

Texte & Photos © Olivier MARIE

Écrit par Olivier Marie

Journaliste culinaire professionnel écumant les salles de restaurant et les cuisines de l'Ouest depuis plus de dix ans.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

La cuisine des Portes de l’enfer

par Olivier Marie temps de lecture : 7 min
0