À plus de 20 minutes à pied au large de Cherrueix, la mer se retire à un rythme soutenu, découvrant une gigantesque et inquiétante structure. Si on l’observe de côté, sans embrasser du regard ses deux flancs, on peut penser à un squelettique dragon de mer. En s’approchant, la pêcherie moyenâgeuse n’est pas plus avenante avec ses branches de bouleau tordues, entremêlées et dégoulinantes, piégeant entre ses griffes quelques méduses. Heureusement que Saint-Michel veille à l’horizon, prêt à se défaire, si nécessaire, de ce nouveau dragon endormi…




Avant de rejoindre la pêcherie traditionnelle d’Annabelle Neau, comme il en existe une dizaine plantées en V sur l’estran de la baie du Mont Saint-Michel, Thomas Bénady et Jessica Schein, accompagnés de Katsu, rigolent, observent, échangent avec des mytiliculteurs à l’arrêt attendant le recul de la marée, goûtent de l’aster maritime, autrement appelée « oreille de cochon »… Au moment d’ouvrir le bachon, cette nasse finale et fatale ressemblant étrangement au cockpit du Faucon Millenium, les pêcheurs du jour, épuisettes à la main, trépignent d’impatience. « C’est toujours la même surprise, on ne sait pas ce que l’on va trouver ! » Malheureusement, et pour la première fois, la pêche est bien maigre. Enfin celle des poissons et crustacés, totalement étouffés par les méduses présentes en grand nombre. La déception est cependant bien moindre, comparée au plaisir que Thomas et Jessica semblent prendre à renifler leur environnement et ressentir puissamment leur nouveau terroir. Un couple heureux, en short, les pieds dans l’eau fraiche, le Mont à l’horizon. En février 2020, ils ont quitté Paris pour se poser à Servon dans la Manche, à moins de dix kilomètres à vol d’oiseau de la Bretagne, et ouvrir L’Auberge Sauvage.
















De retour à Servon, dans cet ancien Presbytère du 16ème siècle accueillant désormais un restaurant, un jardin potager et trois chambres épurées où l’on se repose dans le silence monacal d’un bourg manchot d’à peine 300 âmes, Thomas et Jessica grignotent un pique-nique improvisé. Autour de légumes du jardin et de rillettes de Wilfried Léger producteur de porcs de Bayeux près de Granville, il y a aussi ce beurre cru fermier de Jersiaises produit à Pont-Farcy. Le pain provient d’une paysanne boulangère installée à Épiniac. Dehors, la lumière s’adoucit sur le jardin potager. « Ce lien au terroir et aux producteurs, c’est l’une des raisons pour lesquelles nous sommes partis de Paris. Nous avions besoin d’avoir les mains dans la terre, un lien avec un environnement… » Tout ce que Thomas n’avait pas à Orties, son dernier et remarqué restaurant du 9ème, ouvert après La Machine à Coudes à Boulogne-Billancourt. L’homme à la moustache et à la voix douce s’en explique : « Je suis resté finalement 36 ans à Paris, mais dans mes gènes je sens depuis longtemps que je dois me rapprocher de la nature, j’ai besoin de la sentir… Paris c’est le trop plein : trop de restaurants, trop de gens qui se ressemblent, trop cher, trop de copinage… Même avant Orties j’avais envie de partir, mais ce sont des choix que l’on ne fait pas seul… » Sans compter que le fonctionnement parisien heurte sa forte conscience écologique. « Je ne me vois plus cuisiner en appelant à une heure du matin et avoir tout ce que je veux de la France entière pour le lendemain ! Ce n’est plus possible pour moi, je trouve ça aberrant. Quant il n’y a pas de terroir, il manque une énergie. »











En arrivant dans la Manche, Thomas et Jessica, qui a mis en pause son métier d’enseignante, renouent donc avec l’ancien potager des curés. Ils construisent des carrés pour les aromatiques et quelques autres légumes, en s’assurant de leur bon compagnonnage comme le maïs, la courgette et le haricot, ou la tomate, la capucine et la tagète. Les aromatiques prennent vie à proximité immédiate de la cuisine, ouverte sur le potager. Plus loin poussent des basilics, du chiso, des mauves, des cardons, des salsifis… En contre-bas, avant la serre protégeant poivrons et piments, des courges couvrent les buttes, des pommes de terre sont enfouies sous la paille… Un bel ensemble encadré par les fruitiers : framboisiers, cassis, groseilles, pruniers, cerisiers, cognassiers, etc. « Nous sommes loin de l’autonomie et j’ai d’ailleurs très envie de travailler avec des maraîchers vertueux. » Après quelques pistes abandonnées, le cuisinier semble avoir trouvé maraîcher à son assiette, avec notamment Thibaut Delamare du Jardin de l’Orme à Saint-Broladre, ou encore la micro-ferme Millefeuilles à Saint-Georges de Reintembault. « C’est important pour moi de sentir des gens impliqués. Ils font alors vraiment partie intégrante du restaurant, au même titre que les cuisiniers. »














Avec une telle assise, la cuisine végétale de Thomas Bénady peut alors pleinement s’exprimer à l’image de cette lumineuse tartelette à l’oeuf confit et aux pétales de mauve, yaourt et pickles de moutarde ; cette eau de concombre rafraichissante venue rincer le palais ou encore cette merveilleuse pizza à partager aux pétales de fleurs… Les prémices d’un repas subtilement construit en huit étapes confondantes de justesse. Et lorsque le végétal ne sort pas de la terre, il nous vient de la mer comme cette algue éclaboussant d’iode un homard de Chausey à la cuisson délicate. « Les plats – déclinés en 4, 6 ou 8 temps – suivent une trame que j’ai en tête, construite autour d’une progression des goûts et de la richesse des produits. Pour autant, je ne suis pas bloqué et j’accepte évidemment les idées de mon équipe. Nous échangeons beaucoup en cuisine avec Katsu et Charly et je suis assez autocritique. Si un plat ne me plaît pas, il disparaît dès le lendemain. »







Dans la salle immaculée de l’Auberge Sauvage, où la cheminée encore endormie en cette fin d’été n’attend que de réchauffer quelques légumes suspendus l’hiver venu, bocaux et autres bouteilles, plus ou moins remplies, témoignent là encore de la cuisine de Thomas et de son équipe. Ce sont des huiles et vinaigres végétaux, infusés à l’ail des ours, à la prunelle sauvage, figuier, sureau, sauge ananas, pin… « Là dans ce bocal c’est un katsuobushi de carottes, cuites, salées, marinées et déshydratées que l’on vient ensuite râper… La cuisine du nord me touche davantage que celle du sud. Elle me semble être une cuisine de bon sens, celle qui regarde autour d’elle. Les Scandinaves ont tout compris : ils cueillent lorsque c’est le moment, fermentent, sèchent, salent, fument… cela me parle beaucoup plus qu’une cuisine qui a tout tout de suite. Les produits sont peut-être moins flatteurs mais quoi de plus délicieux qu’un céleri en croûte de sel ? »
Dehors sur une table en bois, trois bocaux renfermant de futurs sirops de pousses de sapin profitent encore des dernières chaleurs d’un soleil déclinant. En montant sur l’un des bancs, on pourrait peut-être, sur la pointe des pieds, apercevoir la lame de Saint-Michel. Il est temps de se faire servir un poiret de Jérôme Forget… et de mesurer l’harmonie délicieuse de cette maison.

L’Auberge Sauvage / 3 place Saint-Martin, 50170 Servon – Tel. 02 33 60 17 92
Texte & Photos © Olivier Marie / Goûts d’Ouest